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Le mythe de l'organisation parfaite

Le mythe de l'organisation parfaite

3ème partie : Le meilleur des mondes est-il envisageable en faisant cohabiter ou en hybridant les modèles

Le meilleur des mondes est-il envisageable en faisant cohabiter ou en hybridant les modèles ?

La cohabitation paisible ou l’impossibilité de contrer la pression à la conformité ?

Certaines entreprises ou certains dirigeants s’évertuent à tenter de faire cohabiter deux métamodèles. Est-ce que cela peut marcher ? La réponse est « ça dépend » mais la plupart des chercheurs vous diront que c’est voué à l’échec. Pourquoi ? C’est ce qu’on appelle la pression à la conformité.

Le cas le plus probable c’est, j’imagine, qu’une entreprise plutôt centralisée cherche à faire naître des ilots d’agilités ou d’autonomie. En termes de motivation ou de mobile, Je n’en connais que deux, mais si vous avez d’autres exemples à me fournir, je suis intéressé. Le premier mobile, c’est l’utilitarisme, le second l’impératif moral. Dans le premier cas, l’objectif est de faire levier sur un service ou une entité particulièrement stratégique car la direction sent bien que le manque d’autonomie et de flexibilité est un problème parfois coûteux.  Cela peut être une direction commerciale, une direction R&D par exemple car elles produisent de la valeur ajoutée et parce qu’il s’agit aussi de retenir ou d’attirer des profils qui justement cherchent l’autonomie.

Dans le second mobile, celui de l’impératif moral, c’est en général plus un dirigeant qu’une équipe de direction qui crée cet espace de cohabitation pour sa propre entité ou pour une entité sur laquelle il a une influence certaine. Ce sont alors ses propres valeurs, voire le fait de pouvoir vivre en conformité avec celles-ci, qui le pousse à agir.

Il y a alors, en général, deux stratégies possibles :

1. le laboratoire

2.Vivons heureux vivons cachés

Le laboratoire est en quelque sorte un espace suffisamment isolé pour ne pas risquer d’impacter voire de contaminer le reste de la structure (sur l’aspect de la contamination j’y reviens un peu plus bas) et suffisamment pertinent pour pouvoir servir de « démonstrateur ». Si l’expérimentation fonctionne et que l’entreprise souhaite l’étendre alors il faut qu’on puisse avoir des preuves suffisantes et que celles-ci ne puissent être rejetée. C’est donc en générale une entité périphérique mais aussi cœur de métier qui est choisie.

La stratégie du « vivons heureux, vivons cachés » pourrait aussi s’appeler la stratégie du sous-marin. L’enjeu est alors de trouver un espace de liberté et de jouer sur l’ambiguïté. Certains autres dirigeants sont parfaitement au courant mais ne s’engagent pas forcément à soutenir ou, au moins, à protéger la démarche de transformation. Dans cette entité tout semble normal, les outils de budgeting et de reporting, par exemple, sont les mêmes qu’ailleurs. Les méthodes de travail sont identiques en apparence, il y a juste une plus grande autonomie et à l’intérieur des équipes ont trouvera des méthodes d’auto-organisation et des mécaniques de prises de décisions plus concertatives. Dans certains cas, on ira jusqu’à utiliser des éléments de la holacratie par exemple mais sans jamais remettre en cause l’organigramme et les titres classiques qui resteront valides au moins pour l’extérieur.

J’ai personnellement vécu la première stratégie au sein de SNCF puisque la transformation de la filiale italienne a été autorisée pour ce motif. Mais j’ai suivi d’assez près la seconde stratégie dans une entité du groupe.

Ces deux stratégies n’ont pas fonctionné. Et à mon sens, elles sont souvent vouées à l’échec. Voici pourquoi. Même en prenant des assurances raisonnables sur la viabilité et un engagement durable autour du laboratoire, le fait qu’il soit justement choisi parce que périphérique le rend aussi facilement sacrifiable, quelle que soit la raison de le sacrifier. L’une des raisons majeures est souvent la pression à la conformité : ce laboratoire dérange ou suscite des jalousies. Il dérange car il a des méthodes différentes et dans un système centralisé la différence est un facteur de chaos. N’oublions pas que nos entreprises sont comme des organismes et qu’elles ont en leur sein des fonctions dont le rôle est justement d’éliminer la différence, que ce soit dans des démarches qualité ou de contrôle interne. La jalousie est aussi un facteur important. C’est alors cette antienne que vous entendrez le plus souvent « pourquoi eux pourraient être plus libres que nous ? » et cette question sera posée même par les personnes qui seraient les premières à refuser plus de liberté. 

La deuxième stratégie est mise en péril par le fait de ne pas être reconnu. Sans reconnaissance, pas de fierté, sans reconnaissance les germes de la défiance sont plantés. Or je l’ai dit dans la première partie (dans le premier article) tout repose sur la confiance. Cette stratégie est également mise en danger par la mobilité interne.

Sur le long terme cela pose aussi la question de la mobilité interne. Comment des salariés peuvent-ils passer de l’un à l’autre sans en souffrir ? Soit ils doivent s’adapter alors que j’ai expliqué que chaque méta-modèle repose sur des paradigmes différents. On imagine l’effort, d’une part, de changer ses croyances lorsqu’une personne « transitionne » une première fois d’un paradigme à l’autre et ,d’autre part, de potentiellement les travestir lorsqu’on revient en arrière. Le fait de rechercher la cohérence est naturel chez l’être humain. L’absence de cohérence a un coût psychologique difficilement supportable. Enfin il est fort probable que chaque transfert fonctionnera comme une possible tentative de contamination et de hacking. En effet, selon qu’en tant que salarié j’ai une préférence pour un système centralisé plus directif ou pour un système distribué qui me donne plus d’autonomie, je vais chercher à importer ce qui me convient. Cela finit une fois sur deux par une tentative de sabotage.

A mon sens, la seule approche fonctionnelle est une décision de transformation venant des plus hauts niveaux de l’entreprise et qui soit une décision stratégique murement réfléchie. Sinon la pression à la conformité sera trop forte.

Hybrider les systèmes ou le rêve fou transorganisationnel

Je l’ai dit plus haut à propos de la démocratie comme des autres métamodèles, il doit s’appliquer complètement et constamment ou pas. Alors serait-il possible de dépasser cette incompatibilité et d’obtenir le meilleur des deux ou même des trois mondes ? Après tout le propre de l’humanité est sa caractéristique de toujours regarder par-delà, d’explorer, de repousser les frontières. La technologie de l’information, par exemple, nous a permis de faire des sauts incroyables dans la collaboration. Non seulement il existe des outils incroyables conçu justement pour faciliter la collaboration, mais celle-ci a rompu la fameuse unité de temps et de lieu. Vive l’asynchronicité et l’ubiquité. Ces outils sont nés dans les software houses car ils en avaient besoin pour eux-mêmes, qui sont dans la culture du projet, centré sur le client. Ils se sont répandus ensuite depuis une décennie avec évidemment un puissant catalyseur : le COVID a justement imposé cette rupture de l’unité de temps et de lieu.

Alors est-ce que cette technologie pourrait nous aider à créer des entreprises hybrides, à la fois centralisées et agiles, à la fois directive et démocratique ?

Personnellement, je n’y crois pas une seule seconde. Les outils ne sont pas en eux même transformatif. Ce qui transforme, c’est la volonté et celle-ci s’appuie sur nos croyances. Or le postulat qui président é chacun des méta-modèles, le paradigme, est différent. Parfois il peut même se construire en rupture. La démocratie est une rupture par rapport à l’artistocratie et aux autres formes oligarchiques. Tout comme celles-ci ont émergé après la théocratie. Certes, des technologies, une éducation, la diffusion d’une culture ou en tout cas de connaissances nouvelles, permettent l’émergence d’un nouveau paradigme mais ils demeurent une condition nécessaire et en rien suffisante.

Cette croyance qu’on pourrait avoir tous les avantages et aucun des inconvénients me semble d’autant plus incroyable qu’elle est typique de l’utopie. Or les entreprises sont des espaces de rationalité où l’utopie n’a pas sa place. Pourtant, cette recherche occupe bien des dirigeants.

L’hybridation conçue à partir d’une telle vision utopique ne peut pas fonctionner. Ce qu’on peut imaginer ce sont des modulations, adapter le méta-modèle. Par exemple, je l’ai dit dans l’association que j’ai co-fondée nous avons choisi la sociocratie depuis le début pour vivre en cohérence avec nos valeurs. Nous avons rencontré de nombreux défis et déjà vécus plusieurs tensions -si ce ne sont des crises- de gouvernance. Certaines tensions nous ont amené à gommer certains aspects ou à en renforcer d’autres. Par exemple, tous les responsables de cercle sont élus par leur cercle au lieu d’être nommé par le cercle principal. On pourrait donc dire que nous avons cherché à intégrer plus de démocratie. Mais nous avons aussi explorer de nombreuses greffes possibles et elles se sont révélées infructueuses. L’une des choses qui nous donne souvent du fil à retordre, c’est l’exigence imposée par la réglementation d’avoir des figures comme un président et un trésorier ou encore un comité. Ils sont en principes élus par l’assemblée générale. Dans notre fonctionnement sociocratique, ce sont les cercles qui élisent leurs responsables et ceux-ci composent alors la « direction ». Nous faisons donc cohabiter deux systèmes plus que nous sommes parvenus à les hybrider. Parlons justement de cohabitation maintenant…

Une organisation en terrasse ou l'écosystème dynamique

Puisque l’organisation en silo existe, j’aimerais vous proposer une autre analogie intéressante. J’ai la chance d’habiter à Lausanne et à quelques kilomètres en longeant la corniche en direction de Montreux et de la riviera, on peut parcourir un lieu incroyable de beauté, classé au patrimoine de l’Unesco. Il s’agit du plus grand vignoble de suisse[1] : le vignoble du Lavaux. Intégralement disposée en terrasse et étagée entre 375 et 620m d’altitude, la vigne semble couler une existence paisible et chaleureuse sous l’influence des trois soleils du Lavaux. Trois soleils ? Je vous rassure nous sommes toujours sur notre bonne vieille Terre et pas sur une exoplanète de science-fiction. Les vignerons disent que la vigne se réchauffe grâce au soleil dans le ciel, un reflet du soleil dans le lac et à la chaleur que dégagent tous ces murets (450 kilomètres au total, construits de main de l’homme depuis le 12ème siècle). On y cultive une trentaine de cépage sur ces 800 hectares entre lac et ciel.

Dans l’absolu on pourrait donc imaginer une organisation qui ressemblerait à ces toutes petites parcelles, singulières pour leur cépage, leur orientation, leur taille, leur altitude, sa richesse en termes de biodiversité qui s’y exprime différemment. Une cohabitation fertile, d’espèces et de familles vigneronnes aux méthodes différentes. Une petite Suisse miniature en quelque sorte.

Une organisation pourrait fonctionner en respectant les choix et la singularité de chaque entité. Le lien se ferait uniquement au niveau de la raison d’être et de la vision d’ensemble.

Ce modèle, en apparence chimérique, je l’ai vu fonctionner[2] parfaitement dans une entreprise mondiale constituée de plus de 2200 entités (les parcelles) réparties dans pas moins de 57 pays dont on imagine la richesse (et la diversité) culturelle. Cette entreprise est française. Il s’agit de Decathlon. Depuis une dizaine d’année, Decathlon cultive une diversité organisationnelle. Elle ne la tolère pas, non, elle l’a souhaitée. Je n’ai pas connaissance d’expérimentation de la démocratie organisationnelle mais j’imagine que quelque part, elle a pu exister et se développer. J’y ai vu par contre toute la gradation possible entre leadership centralisé et leadership distribué.

Cette diversité voulue et revendiquée a certes été conçue comme une forme transitoire pour passer de la centralisation à la distribution. Symboliquement Decathlon a même annoncé il y 3 ou 4 ans ne plus avoir de Direction Générale mondiale. Comme cette transition n’avait pas de fin programmée on peut imaginer -mais l’avenir nous le dira- que cette heureuse cohabitation pourrait durer toujours.

Évidemment cette parcellisation est rendue possible non seulement par la volonté d’une direction générale appuyée par son actionnaire -apparemment cette fonction s’est ensuite au moins partielle dissoute dans le tout- mais aussi par la nature de l’activité car chaque magasin et chaque territoire opère avec une relative autonomie. « Facile donc » me direz vous ? L’autonomie est toujours relative. Il reste forcément une politique d’achat d’autant plus commune que Decathlon conçoit ses propres produits, une politique de prix régionale à articuler, des politiques RH comme la rémunération à mettre en cohérence, etc. Ce n’est pas très différent de la coordination qui s’opère dans le Lavaux autour des appellations vinicoles, des confréries ou encore de grands rendez-vous comme la fêtes des Vignerons à Vevey (qui a lieu une fois tous les 20 ou 25 ans).

Donc l’idée d’un système en parcelle ou en terrasse avec une coordination légère et la réunion sous une même vision n’est pas seulement théorique, avec Decathlon elle a trouvé une application concrète.

Conclusion : nos organisations sont à notre image

J’aurais aimé pouvoir vous simplifier la vie et vous affirmer qu’il existe un modèle d’organisation et de leadership parfait ou en tout cas supérieur à tous les autres. J’aurais aimé pouvoir vous rassurer en vous disant que peu importe celui que vous avez choisi, choisirez ou vous verrez imposé, vous pourrez le transformer de l’intérieur et créer des organisations extraordinaires par hybridation. Mais vous l’avez compris, ce n’est pas aussi simple. Tout choix comporte des renoncements en réalité.

Les organisations sont imparfaites car elles sont notre reflet. L'être humain est imparfait notamment du fait des billets cognitifs -et nous en avons plus de 140. Ce mythe de la perfection porte à l’utopie. Soyons plus modestes et plus pragmatiques, quel est le leadership qui conviendrait le mieux à mon organisation pour affronter les défis qui sont à nos portes ou qui les ont déjà enfoncées ? Partant de là, l’intendance doit suivre : quelle structure ? quelle gouvernance ? Quelle transformation devons-nous mettre en œuvre.

Une ultime mise en garde… Peut-être travaillez-vous dans une organisation non centralisée. Peut-être avez-vous créé une start-up. Dans ce cas, vous avez probablement un mode de travail très collaboratif même si votre leadership est plutôt directif et centralisateur. Vous vous dites alors que j’ai tort et que tout va bien. Je suis désolé de vous annoncer une mauvaise nouvelle. Si la qualité de votre équipe et de votre vision vous amène à « scaler », vous aurez forcément un grand chantier à ouvrir sur votre gouvernance car vous allez franchir des effets de seuils numériques qui rendront tout ce qui était jusque-là simple et naturel obsolète. En touchant à la gouvernance, vous allez mettre en mouvement votre culture collective mais remettre en cause vos propres croyances.

Notes
[1] Quoique celui de Zurich lui dispute cette appellation.

[2] J’ai eu la chance d’être invité dans leur école de formation à la transformation puis de régulièrement intervenir dans le cadre d’un échange de pratiques à l’époque où je menais moi-même une transformation au sein de la filiale italienne de la SNCF. Cette transformation dont nous ne savions pas au départ où elle nous mènerait exactement a trouvé son aboutissement dans une culture résolument basée sur la confiance (sachant que la France et l’Italie sont tous deux pays des pays où la défiance s’exprime culturellement plus volontairement que la confiance) et dans une organisation sociocratique.

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